Une charte pour favoriser l’interdisciplinarité (REISO.org)
Afin d’adapter ses pratiques aux attentes et besoins des patient·e·s en souffrance psychique, une structure vaudoise a mené un processus de développement insitutionnel pour intégrer une approche interdisciplinaire entre santé et social.
Par Bastien Petitpierre, professeur associé, Haute Ecole de Travail Social (HES-SO), Fribourg
Venir en aide aux client·e·s souffrant de troubles psychiques diagnostiqués : tel est l’objectif de la Structure intermédiaire de soins psychiatrique (SISP), créée dans le canton de Vaud en 1987. C’est autour d’une logique prioritairement médicale, avec l’engagement de personnel infirmier spécialisé, que les activités d’accompagnement de cette organisation ont débuté. Depuis quelques années toutefois, une volonté institutionnelle d’engager du personnel éducatif a émergé.
La démarche de développement organisationnel, menée en collaboration avec la Haute école de travail social Fribourg, s’inscrit en filigrane de ce changement causé par l’évolution de la clientèle. La structure se soucie de pouvoir répondre aux besoins actuels, relatifs en particulier à l’accueil des jeunes adultes et à la nécessité de renforcer la dimension sociale dans l’accompagnement des personnes souffrant de troubles psychiatriques. En effet, le profil des individus accueillis se modifie, notamment avec un abaissement de l’âge des nouveaux et nouvelles client·e·s, qui arrivent avec des symptômes variés, sans forcément de diagnostics précis. On sait également que pour les personnes disposant d’un diagnostic psychiatrique établi, il est nécessaire d’offrir un accompagnement global, qui tienne compte des dimensions médicales et socioéducatives.
Cette approche interdisciplinaire nécessite de se pencher sur la gestion des émotions, sur le développement de l’estime de soi, sur l’apprentissage de l’organisation du quotidien, sur la prévention des comportements à risques, sur le développement du réseau social primaire et secondaire ou encore sur l’insertion socioprofessionnelle. Le quotidien vécu dans les différents établissements gérés par cette institution devient ainsi un creuset de socialisation, dans lequel on peut travailler et retravailler ces différents thèmes en vue de diminuer les symptômes, de développer des ressources et de co-construire un projet visant le développement du pouvoir d’agir du client ou de la cliente. Il s’agit d’un travail complexe, qui ne peut se réaliser qu’à travers une alliance thérapeutique et une relation éducative suffisamment solide, demandant des compétences pointues de la part d’une équipe pluridisciplinaire qualifiée. Cette posture exige de porter une attention particulière à l’articulation entre la logique médicale et la logique éducative et de continuer à affiner la collaboration entre les personnels soignants et éducatifs.
La démarche de développement institutionnel initiée par la direction de la SISP vise précisément à spécifier les compétences, à identifier en quoi les profils médico-sociaux sont complémentaires et à élaborer un contrat de collaboration efficient favorisant un accompagnement global et un plan de soins adapté et évolutif.
Entendre les besoins de l’autre domaine
Afin d’encadrer ce développement institutionnel et de former un groupe de onze collaboratrices et collaborateurs au processus interdisciplinaire, la SISP a mandaté la Haute école de travail social Fribourg. Rapidement, deux écueils principaux ont émergés. Le premier était de croire qu’il suffisait de créer une charte pour favoriser la collaboration interprofessionnelle ; le deuxième était de répondre à la volonté de davantage intégrer l’accompagnement social dans le processus de soins en proposant des outils de collaboration plutôt qu’une démarche qui encourage à vivre l’interprofessionnalité.
Il s’est avéré nécessaire d’accompagner cette équipe pour penser les postures professionnelles, encourager une expérience significative qui laisse des émotions positives et propose des apprentissages in-vivo généralisables. Ainsi, la co-construction d’un cadre de travail autour de valeurs communes, telles que l’engagement, l’authenticité, le relais auprès de l’équipe, la discrétion ou encore la non-compétitivité, a été proposée et thématisée à chaque rencontre. D’autre part, la convivialité a été mise en avant dès les prémices et tout au long de la démarche, afin de permettre à chacun·e de se rencontrer et de partager avant d’entrer formellement dans le processus. Pour ce faire, thé, café et en-cas étaient offerts.
Les participant·e·s à ce groupe, issu·e·s du social et des soins, avaient pour mission de devenir des ambassadeurs et des ambassadrices dans leur équipe, pour expliciter la démarche et faire remonter les besoins à thématiser. Du côté des soins, huit personnes se sont engagées dans le travail, dont une infirmière responsable de groupe ainsi que la responsable de la qualité, également infirmière. Pour le travail social, ce sont trois à quatre personnes qui ont pris part à cette démarche de six demi-journées. La présence de ces différentes fonctions hiérarchiques a facilité la transmission des informations utiles entre ambassadeurs et ambassadrices, équipes et hiérarchie, et vice-versa.
Plusieurs étapes ont contribué au développement d’un espace de collaboration santé-social, sous forme d’un laboratoire expérimental. Le travail a débuté par un échange sur les pratiques professionnelles respectives, afin que chacun·e puisse mettre en valeur sa profession et se raconter. Ces prémices ont aussi encouragé l’ensemble des participant·e·s à commencer à interroger et déconstruire les représentations des un·e·s et des autres. Ce premier pas a été significatif : les ambassadeurs et ambassadrices ont pu se reconnaître dans leur profession spécifique, avec des champs de compétences distincts et légitimes, et une culture différente. Par exemple, le domaine de la santé avait besoin d’être reconnu comme compétent par le travail social, tandis que le travail social avait besoin d’être reconnu comme étant complémentaire par les professionnel·le·s de la santé. Cette mise en perspective a posé des bases fertiles pour l’étape suivante, celle de l’analyse d’une situation emblématique et la mise en exergue des complémentarités, défis et enjeux, dans une perspective interprofessionnelle.
Dans le but de faire émerger des savoirs expérientiels [1], différents modèles d’analyse de pratiques ont été utilisés [2]. Le matériel récolté a permis d’identifier des éléments dans une perspective autre que monodisciplinaire. Une exploration concrète de « qui est appelé à faire quoi » a pu être menée, mettant alors en lumière les défis et enjeux liés à la collaboration dans l’organisation. Des stratégies concrètes et transférables ont pu être imaginées pour de situations à venir. Durant ces échanges, des petits pas en direction de l’autre domaine ont commencé à se tisser, comme l’illustrent des propos tels que « me rappeler que je dois intégrer l’autre, faire à deux », « se mettre d’accord sur les sujets », « canaliser les conversations, améliorer la communication », « trouver des pistes d’actions avant le réseau » ou « que tous trouvent le réseau pertinent ». La dimension du collectif, du « faire ensemble » de manière davantage intentionnelle, prend forme et donne du sens.
Co-construire des valeurs clefs
Le cheminement s’est poursuivi en passant de l’analyse de situation à l’analyse de pratiques. Dans ce « passage », le choix du récit vécu qui se décide ensemble, les tours de tables structurés ont contraint chacun·e à partager ses idées autour des problématiques identifiées, des ressources possibles, des pistes envisagées. Ce moment a été significatif puisqu’il a aidé à faire apparaître le réel empreint de matériel émotionnel, axiologique, contextualisé en vue de résoudre une situation qui pose question et/ou problème.
Le SISP en bref
La Structure intermédiaire de soins psychiatrique (SISP) est une structure intermédiaire de soins psychiatriques qui accompagne ses clients dans leur processus de réhabilitation. Elle gère quatre établissements psycho-sociaux médicalisés (un à Yverdon-les-Bains et trois à Lausanne). Elle gère également un service de soins à domicile et des appartements thérapeutiques, dans lesquels les résident·e·s sont entouré·e·s par un·e infirmier·e et un·e professionnel·le du secteur éducatif.
Une démarche par compétences a ensuite reposé sur la richesse des données récoltées préalablement. La cartographie des compétences collectives [3] a permis d’identifier des indicateurs sur lesquels chacun·e a pu se positionner (acquis ou en voie d’acquisition), puis d’identifier des pistes de travail à développer dans le contexte de la SISP. A partir de ces propositions a débuté la co-construction des valeurs, en veillant à ce qu’elles se rattachent aux six thématiques identifiées dans la littérature [4] : le travail d’équipe, les rôles et responsabilités, la communication, la réflexivité, les soins centrés sur le·a patient·e et l’éthique.
Le travail autour de la charte s’est alors déployé. Six valeurs clefs ont été adoptées. Pour chacune d’entre elles ont été définis des comportements d’équilibre — afin de rendre la convention agissante — ainsi que des manques et excès — qui engendreraient une perte de sens de la valeur. Les ambassadeurs et ambassadrices ont ensuite retravaillé cette charte avec les équipes pour contextualiser et affiner les manques et excès et en favoriser l’appropriation.
Lors d’un moment formel, la direction a pu assister à la présentation de ce document. Pour que cette charte soit « vivante », le groupe a formulé des demandes de projets à mettre en place. Enfin, un journal de la démarche a été distribué afin que chacun·e puisse s’y référer et rendre visible les différentes traces à l’ensemble des membres du personnel, y compris celles et ceux qui n’ont pas pris part au travail de groupe.
Un meilleur accompagnement global
Le processus s’est terminé à la fin de l’année 2020. Lors de la journée Entr’Actes de 2022, deux participant·e, une infirmière et un éducateur, ont dressé un état des lieux de la démarche, en se demandant si celle-ci a véritablement été durable. Ils se sont également arrêté·sur la valeur que revêt désormais cette charte.
Les réponses apportées démontrent que des éléments de la charte ont été retravaillés pour que chacune des équipes puisse se l’approprier. Les ambassadeurs et ambassadrices ont joué parfaitement leur fonction. Actuellement, divers projets sont proposés à la direction pour faire vivre la charte, notamment un groupe de travail en lien avec la création d’une méthodologie de colloques quotidiens favorisant un équilibre social-santé et intégrant des espaces d’analyses de pratiques comprenant la perspective sociale.
L’ensemble de cette démarche a contribué au changement qui veut offrir un accompagnement global, intentionnel et centré sur les besoins des bénéficiaires. Plus précisément, la développement et l’adoption de cette charte a induit un changement positif favorisant une approche de travail différente et collaborative entre les soins et le social. Afin que les collègues aient été preneurs et preneuses de la démarche, les ambassadeurs et ambassadrices se sont mué·e·s en relais efficaces et disponibles. Enfin, il est à relever que l’impulsion de la direction et la mise à disposition des ressources a favorisé une meilleure collraboration.
Il reste encore plusieurs questions à résoudre pour conclure la démarche. Parmi celles-ci, le sujet prioritaire est d’interroger les bénéficiaires pour évaluer s’ils ou elles ont pu identifier des bénéfices dans leur accompagnement.
Une journée consacrée à la collaboration interdisciplinaire
« Se réunir est un début, rester ensemble est un progrès, travailler ensemble est la réussite. » (Henri Ford)
Quels sont les enjeux pour les pratiques professionnelles d’une bonne collaboration entre professionnel·le·s du travail social et des soins infirmiers ? Qu’est-ce qui fait l’essence d’une telle collaboration ? Le 13 avril 2022 à Fribourg, la Haute école de travail social (HETS-FR) et la Haute école de santé (HEdS-FR) ont co-organisé la journée d’étude Entr’Actes, lors de laquelle plusieurs intervenant·e·s ont présenté des projets menés de manière interdisciplinaire. Responsables de l’organisation du colloque, Rita Bauwens et Danièle Buillard Verville ont souligné, dans leur introduction, la nécessité de dialogue entre les deux domaines « pour offrir des réponses plus adéquates aux personnes accompagnées au quotidien ». Les présentations données durant la matinée font l’objet d’une série d’articles publiée dans REISO. Cet article est le quatrième de ce dossier.